Le désespoir
du photographe
Les paysages vietnamiens sont
merveilleux. Parées d’un léger voile de brume, les collines dévoilent leur vert
tropical au premier rayon de soleil. Des collines étranges qui émergent du sol
comme de grands menhirs, qui se pressent en troupeaux, qui s’effacent en de
somptueux camaïeux quand le soleil décline. A leurs pieds, les rizières
s’embuent et miroitent et entrelacent leurs diguettes, les cultures en terrasse
s’échinent à les conquérir, toujours un peu plus haut, poussent les théiers,
les ananas. Au fil de la route qui sinue interminablement le paysage se modifie
subtilement, petit à petit, sans changer vraiment. C’est un lent glissement
d’un point de vue à un autre, d’une estampe à la suivante. On s’attend à voir apparaître
des animaux étranges, mythiques, une licorne ou un dragon, mais non, ce sont de
paisibles buffles qui occupent les lieux, avec leurs maîtres. Car l’empreinte
humaine imprègne le paysage, le façonne, se marie avec lui. Un lent et antique
mariage qui va bientôt sonner le glas des derniers vestiges sauvages.
Alors, le photographe s’échine,
tente de capter ce rayon de lumière qui illumine les feuilles de bananiers
juste en dessous du léger voile de brume, il essaie de trouver le bon angle
pour faire ressortir le fin relief des rizières, le vert tendre des repiquages,
le bon cadrage pour ne rien perdre de tous ces plans successifs qui se diluent
à l’horizon…
Mais toujours, il y a,
vilainement intercalée, cette toile, tissée de fils et de câbles, cette toile
née de l’homme qui lui amène l’électricité. Cette lumière qui éclaire la pauvre
masure perdue dans un lointain hameau, traîne des faisceaux de grisaille, elle
hache le paysage en tronçons, en quartiers inégaux, elle gâche la lumière des
photos…
Alors le photographe désespère,
il se contorsionne, enjambe les fils qui pendent parfois presque jusqu’au sol,
s’arrête là où parfois la honteuse trame s’efface, mais alors c’est le paysage
qui a perdu sa féerie d’un instant, l’instant d’avant, cent mètres plus haut,
le photographe désespère et honnit ce progrès nécessaire. Mais il essaie encore
et encore, trouve un endroit, une position pour fixer sur l’image SA réalité,
et la photo devient ainsi une représentation personnelle, une interprétation,
un point de vue subjectif. Vous ne verrez que peu de fils électriques sur mes
photos, j’ai une vision poétique des paysages qui s’offrent à moi, je tente de
transcrire cette vision, pour moi elle n’altère pas la réalité, elle la sublime…
Pendant ce temps, le buffle
impavide se croûte de boue et, là-haut, dans leur maisonnette délabrée, une
famille de H’mong noirs, plantée devant la télé, se rassasie de sitcom
indiennes en bénissant ces fils disgracieux.
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